Philippe Djian: "Le métier d'écrivain est un travail d'artisan" (Lire, 04/10)
(Eric Garault pour Lire - Philippe Djian. Remerciements à l'hôtel Arvor, Paris IXe.)
Le nouveau roman de Philippe Djian est une petite merveille. Tout y est : le ton, la langue, l'histoire, le suspense... Djian à son meilleur niveau. Pourquoi ? Parce qu'il ne sort jamais de la zone d'ombre. De l'ambiguïté. De cette affaire de style qui distingue un écrivain d'un simple auteur de livres. Ici, Djian utilise les mots pour masquer le sens. Il suggère, ne démontre jamais. Il y a là quelque chose d'envoûtant. Marc enseigne l'art de devenir écrivain dans un de ces ateliers d'écriture qui fleurissent un peu partout. Lucide sur le métier comme sur lui-même, il commence par décourager ses étudiants dès le premier cours : pour devenir écrivain, "il fallait un minimum de grâce. On l'avait ou on ne l'avait pas. Lui-même ne l'avait pas". Une prise de conscience qui résonne comme une délivrance et dans laquelle n'entre nulle amertume. Il y a ceux qui enseignent la littérature et ceux qui la font. Marc appartient à la première catégorie. Il vit avec sa soeur dans une sorte de chalet, non loin du campus. Les chaînes qui les unissent sont lourdes, renforcées par le secret d'une tragédie familiale dont on n'apprendra le dénouement qu'à la fin de l'histoire, lorsque Marc aura été trop loin pour s'extirper du piège qui, lentement, se referme sur lui, dont le lecteur ne devinera rien tout en sentant qu'il est inexorable. Marc s'adonne à tout ce qui est interdit : il tient tête au crétin qui dirige son département de littérature, couche avec ses étudiantes... Un matin, il retrouve l'une d'elles dans son lit, "sans vie, froide". Que faire du corps ? Ce que nous sommes tous tentés de faire (ne serait-ce qu'un éclair de seconde) : le dissimuler. Mauvaise idée... Et formidable point de départ pour un campus novel tenu de main de maître, ponctué de réflexions décapantes sur l'état de la littérature actuelle, et au final... explosif. L'occasion était trop belle d'interroger Philippe Djian (qui ne jure pas n'avoir rien de commun avec son personnage...) sur cet art délicat que l'on nomme littérature.
Votre conception de la littérature a-t-elle changé depuis vos débuts, il y a une trentaine d'années ?
Ph.D. Pas forcément ma conception de la littérature, mais plutôt la manière dont je l'aborde. Je suis plus apaisé que lorsque j'avais 30 ans et que je commençais à écrire. A l'époque, j'écrivais contre. Contre les auteurs qui m'ennuyaient. J'étais un écrivain énervé. Les "écrivains" qui remplissaient les librairies m'énervaient, parce que je trouvais qu'ils empêchaient les gens d'aller vers les oeuvres importantes. Comme tous les jeunes de ma génération, j'étais tourné vers ce qui se passait aux Etats-Unis. Moi, la lecture de Le Clézio ou d'Angelo Rinaldi ne me suffisait pas. Le problème de la France, c'est qu'il y a beaucoup de gens qui ont un petit talent mais les gens qui ont un petit talent n'ont jamais fait de grands écrivains. Je rêvais de Salinger et de Raymond Carver. Il faut comprendre que j'ai eu 18 ans dans un pays dirigé par un général... C'était dur, pour un jeune homme, d'être commandé par un militaire, un vieux militaire de surcroît...
Comment êtes-vous devenu écrivain ?
Ph.D. Sur le tard. Ce n'est que vers 23 ans que j'ai vraiment su que je voulais écrire. Je dirais même vers la trentaine. Grâce à un jeune homme, Jérôme Equer, qui était très doué en littérature et qui, lorsque nous voyagions ensemble, imposait qu'à la fin de la journée nous écrivions ce que nous avions fait et échangions nos cahiers pour voir de quelle façon nous avions écrit les choses que nous avions vécues. Pour lui, c'était d'une telle facilité ! Il faisait ça en une demi-heure et c'était excellent. Moi, il me fallait une heure et c'était tout juste passable.
Comment vous êtes-vous rencontrés ?
Ph.D. C'était en classe de quatrième. Jérôme Equer est arrivé de Morzine au milieu de l'année et s'est installé à côté de moi. Il m'a dit : "Ecoute, je crois que je vais m'ennuyer dans cette classe, mais si tu veux qu'on soit copains, on va faire un truc : on va s'écrire." Et il me donne des pages à lire. J'ai découvert la lecture comme ça. En me disant que ce qu'il écrivait était incroyable. Et puis il m'a fait lire Céline, Salinger, Cendrars et tant d'autres dont j'ignorais jusqu'à l'existence. Ce fut un choc. A 18 ans, il a eu l'idée d'un voyage en Amérique du Sud en passant par New York, pour voir la ville où fuguait Holden Caulfield, le héros de L'attrape-coeurs de Salinger, et sur laquelle Cendrars avait écrit Les Pâques à New York. Nous avions décidé de ne pas prendre l'avion, mais d'y aller en bateau, comme Cendrars. Cap sur Le Havre, donc. Là, nous nous sommes fait embaucher comme dockers, attendant à 4 heures du matin qu'on nous appelle pour nous donner un boulot journalier qui consistait à décharger les balles de caoutchouc des cargos. Nous espérions pouvoir effectuer la traversée à bord d'un bateau. Au bout d'un mois, personne ne voulait de nous et nous avons donc dû nous résoudre à prendre l'avion... A New York, nous n'avions plus un rond et nous avons travaillé un temps à la Librairie française, qui se trouvait au rez-de-chaussée du Rockefeller Center. Le peu que nous gagnions, nous le dépensions le soir dans les bars. Un mois plus tard, nous prenons un billet d'avion pour la Colombie. Mais le matin du départ, panne de réveil : nous ratons l'avion... qui s'écrase ! Sauvés par une panne de réveil...
Qu'alliez-vous faire en Colombie ?
Ph.D. Un reportage. Nous avions vendu le sujet à Paris Match. Du coup, ça nous a ouvert toutes les portes et nous avons pu rencontrer les généraux de l'époque, nous avons eu accès aux prisons. Nous nous prenions pour de grands journalistes. Chaque soir, nous nous écrivions, Jérôme et moi. On écrivait ce qu'on avait fait dans la journée, on échangeait nos cahiers, on se corrigeait. De cette époque, je garde cette conviction très forte : on commence à comprendre les choses quand on les met noir sur blanc. Par la suite, j'ai continué à tenir des cahiers. J'écrivais. Sans savoir que je deviendrai écrivain, mais comme une espèce de hobby, pour comprendre le monde compliqué dans lequel j'évoluais. En rentrant de ce voyage, je me suis inscrit dans une école de journalisme. J'ai compris que ce n'était pas mon truc. La seule chose qui m'apaisait, c'était ce moment, le soir, où je me mettais à écrire. Ce n'est venu que vers la trentaine.
Quel déclic se produit à ce moment-là ?
Ph.D. C'était presque par élimination. Que faire ? Qu'est-ce qui me plaît ? Je suis bien quand je m'assois et que j'écris. A ce moment-là, je pars avec une jeune femme que j'ai rencontrée. On loue une ferme du côté du Mans et je ne trouve pas de boulot, sinon aller travailler sur une bretelle d'autoroute comme occasionnel, c'est-à-dire que de temps en temps on m'appelle pour me dire "Venez pour la nuit." Je m'enferme dans une cabine, mais au lieu d'écouter la radio, je commence à écrire des histoires. Et quand mes copains viennent de Paris, je leur lis ce que j'ai écrit dans la semaine. Ça les amuse. Donc je continue. C'est ainsi qu'est né mon premier recueil de nouvelles, 50 contre 1. Je n'ai donc pas vraiment eu le temps de penser à ce qu'était la littérature avant de m'y mettre : j'ai commencé à écrire et, après, je me suis demandé pourquoi je faisais cela et à quoi cela servait.
Comment naît un roman de Philippe Djian ?
Ph.D. Tout vient de la musicalité de la première phrase. Elle me vient comme ça, comme une espèce d'envie sur laquelle je ne travaille pas. Elle peut être courte, tordue, mal foutue, grossière, mais elle induit d'un seul coup toute l'histoire.
Vous ne prenez donc pas de notes, vous ne faites pas de plan ?
Ph.D. Non. J'ai déjà essayé pour être un peu tranquille... Je dis parfois à ma femme : "Laisse-moi pendant une semaine, que je m'assoie. Je ne veux pas de bruit, je vais réfléchir." Mais je n'arrive pas à aller plus loin que... rien. Il faut que j'écrive la première phrase. Si je ne l'ai pas écrite, je ne peux rien faire. Dans un roman, l'histoire n'a pas beaucoup d'importance. De toute façon, toutes les histoires sont toujours les mêmes : la mort, l'égoïsme, la passion, la jalousie... On a tous lu ça cent fois ! Si vous avez lu Shakespeare, vous avez tout lu. Moi, ça me bloque et je ne sais plus quoi raconter. Tandis qu'une phrase, ce n'est pas pareil. Ça débloque, une phrase. Et là jaillissent les bouts d'histoires que je porte en moi.
Outre Salinger et Cendrars, quelles sont vos influences ?
Ph.D. Lolita, de Nabokov, m'a beaucoup marqué. Pour le style, justement. Raymond Carver, Henry Miller ou William Faulkner m'ont aidé à traverser la rue, ils m'ont ouvert les yeux sur le monde dans lequel je vivais. Puis Charles Bukowski, Hubert Selby Jr., Richard Brautigan, William Saroyan. Aujourd'hui, j'aime beaucoup Jay McInerney. Je viens de finir son dernier recueil de nouvelles, Moi tout craché : j'aurais aimé l'écrire. Ou Bret Easton Ellis. American Psycho, c'est quand même très fort. Mais je considère que le plus grand est Philip Roth, celui de Pastorale américaine. Des gens comme Proust, par exemple, ne m'aident plus à traverser la rue, à parler à ma femme ou à mes enfants : avec eux, je peux éprouver une émotion esthétique mais ça ne m'aide pas. Or, pour moi, la littérature ne doit pas seulement être belle mais vous aider à vivre. La littérature, ce n'est pas seulement un truc d'intellectuels.
Mais le mot "intellectuel" n'est pas forcément un gros mot...
Ph.D. Non, mais cela suppose que le sens est plus important que le son et ce n'est pas comme ça que j'aborde la littérature. Impardonnables, le précédent roman, s'ouvrait par une phrase d'une ligne seulement. L'histoire ne vient qu'après ces premières phrases, une fois que la musique s'est mise en place. Pour Incidences, par exemple, tout est parti de la première phrase, comme toujours, et cette première phrase faisait quatre ou cinq lignes : je sais que le type s'appelle Marc et montera dans une voiture qui ne sera pas une grosse voiture et hop ! ça devient une Fiat 500... Tout cela bout et monte. L'histoire, vous le voyez, compte moins que le style. Qu'est-ce que le travail d'un écrivain ? L'écrivain est simplement quelqu'un qui a une émotion et, au bout de sa main, un stylo. L'émotion passe du cerveau au stylo. L'écrivain doit faire en sorte qu'entre les deux il y ait le moins de perte possible. Cela peut paraître dérisoire, mais ce qui est capital pour l'écrivain est de savoir où il met une virgule. Le monde qui nous entoure, l'écrivain peut le traduire parce qu'il ressent une espèce de vibration. Mais le problème est : comment la traduire, cette vibration ? C'est un travail manuel plus qu'intellectuel, un travail d'artisan où il faut tripoter les mots. Ce sont des bouts de ficelle. Un écrivain sérieux ne peut pas s'intéresser à autre chose, sinon c'est un historien ou un sociologue, ou un mauvais romancier. Le maître absolu, à ce jeu-là, est Jean Echenoz. C'est le meilleur styliste, aujourd'hui.
L'expérience permet-elle de devenir un meilleur styliste ?
Ph.D. Non. L'âge, peut-être, mais pas l'expérience. Avec l'âge, j'ai affiné mon oreille. J'entends mieux.
C'est assez drôle, pour un romancier qui est sourd d'une oreille...
Ph.D. C'est vrai, je suis sourd d'une oreille - les suites d'une otite mal soignée. Mais l'autre oreille entend très très bien. L'âge, disais-je, est très différent de l'expérience : il arrive un moment où l'on n'a plus besoin de jouer, de se la jouer. J'ai 60 ans : je n'ai plus besoin d'être le"jeune écrivain" ou un "écrivain rock" (étiquette qui m'a collé pendant longtemps). Tout cela ne m'intéresse plus. Du coup, oui, je m'offre peut-être plus d'audace, plus de liberté.
Tout de même, le label "écrivain rock" a fait votre célébrité...
Ph.D. Oui, mais c'était lourd à porter. Au début, ce fut l'"écrivain d'une génération". Tout cela à cause de 37°2 le matin. Je ne l'ai pas supporté et j'ai quitté la France. Je ne pouvais pas vivre ça. L'"écrivain rock", c'était horrible parce que j'étais plutôt d'une génération qui avait mis en avant l'individualisme. Moi, je suis un Indien : seul avec ma femme et mon fusil, c'est tout. Quand on m'a dit : "Tu es l'écrivain rock, l'écrivain de toute une génération", j'ai senti que je n'avais pas les épaules et je suis parti.
Quelle était votre fragilité ?
Ph.D. Ce succès n'allait pas du tout dans le sens de ces gens que j'admirais plus que tout comme les Salinger, Brautigan ou Saroyan, qui vivaient cachés. Moi, on me mettait en avant et je devenais un peu une espèce de rigolo. Je servais à tout : à un moment, tous les critiques de gauche m'encensaient, tous les critiques de droite me tapaient dessus et cela n'avait rien à voir avec la qualité de mon travail. Ils se battaient à travers moi pour des raisons qui n'étaient pas les bonnes.
Incidences est l'un de vos meilleurs romans. Avez-vous l'impression que votre voix est différente de celle de vos premiers textes, Bleu comme l'enfer ou 37°2 le matin ?
Ph.D. Bleu comme l'enfer est un très mauvais roman : ça sent l'Amérique, c'est rempli d'effets de manches. Pour Incidences, c'est vous qui le dites, ça me fait plaisir. Je crois que je suis certainement un des écrivains français qui écrivent le mieux aujourd'hui.
Rien que ça !
Ph.D. Oui, j'ai du mal à le dire... Mais quand je dis que je suis un des meilleurs, ça ne veut pas dire le meilleur. Avant moi, il y a Patrick Modiano, Jean Echenoz, Christian Gailly et quelques autres. Je parle de la langue. J'ai une foi absolue en la littérature.
Un écrivain est-il bon parce qu'il travaille ou parce qu'il a du génie ?
Ph.D. Ça n'existe pas, le génie, en littérature ! Je n'ai jamais rencontré de génie en littérature.
Même pas Salinger ?
Ph.D. Même pas Salinger. L'attrape-coeurs est de l'ordre de l'extrême talent. Le génie est quelque chose que l'on ne peut pas appréhender intellectuellement, c'est-à-dire quelque chose que je ne peux pas comprendre. Quand j'écoute Mozart ou Liszt, ça, c'est du génie : je ne comprends pas. Il y a des mathématiciens qui sont des génies : je ne comprends pas. Mais la littérature, même quand je l'admire à un point extrême, je comprends comment ça fonctionne : je sais comment ils font.
Comment écrivez-vous ?
Ph.D. A la machine. Je n'ai jamais écrit à la main. Question de distance. Je n'ai pas de distance quand j'écris à la main. Aujourd'hui, j'écris sur ordinateur. Avec une police de caractères bien particulière : New York, évidemment ! Si vous me mettez de l'Helvetica, je suis incapable d'écrire. Vous voyez, jadis je me moquais d'Angelo Rinaldi qui taillait ses crayons, mais c'est du même ordre. On a tous nos petites manies...
Avez-vous d'autres rituels ?
Ph.D. Mon bureau est tourné vers le mur, jamais vers la fenêtre. Parce que ce qui doit s'ouvrir, c'est ce qu'il y a devant, qui est encore dix fois plus beau que ce que l'on voit par la fenêtre.
Quelle est votre discipline ?
Ph.D. Gymnastique tous les matins. C'est tout simple : un esprit sain dans un corps sain. J'ai vécu une jeunesse moins assidue. Je veux dire que je suis passé par les drogues, l'alcool. Mais c'était un truc de génération, quelque chose de presque normal : je ne me suis jamais drogué de façon régulière, jamais piqué, mais j'ai essayé tout ce qui traînait à l'époque, comme tous les gens que je connaissais. Aujourd'hui, quel plaisir de se mettre devant un travail avec l'esprit clair !
Et votre discipline d'écriture ?
Ph.D. J'écris tous les jours. Mais ça marche par périodes dans la journée. Je ne suis pas trop "mauvais" quand je reviens de la gym : pendant une heure ou deux, ça va très bien. Après, ça va très mal ! Il arrive un moment, vers 14 heures ou 15 heures, où je ne fais pratiquement rien, où ça ne vient pas. Et puis, ça revient ensuite, vers 17-18 heures. Parfois, je me dis que je pourrais me passer de cette période intermédiaire, aller me promener ou faire des courses, mais non, ça ne marche pas comme ça : il faut qu'il y ait cette période d'humilité totale où rien ne marche, c'est ce qui permet qu'ensuite ça revienne. Tous mes efforts sont concentrés sur la concentration.
Pensez-vous que tout le monde puisse devenir écrivain ?
Ph.D. En tout cas, tout le monde peut écrire. Je crois que la littérature n'est pas réservée à une élite.
Certes, mais dans Incidences votre personnage principal, Marc, qui est prof dans un atelier d'écriture, dit à une de ses étudiantes : "Je ne peux pas m'engager à faire de vous un écrivain, personne n'a ce pouvoir, il faut la Grâce." C'est quand même contradictoire ?
Ph.D. Non. On ne peut pas faire de vous un écrivain au sens où moi je l'entends, mais on peut faire de vous un scénariste ou quelqu'un qui publie. La littérature, la vraie, en effet, ne s'enseigne pas. Mais tout le monde peut s'améliorer, à force de travail. En travaillant, on peut écrire, et très bien, à quoi ressemble le bleu du ciel. C'est une question de travail. Ça ne peut pas s'apprendre, mais ça peut s'enseigner. On peut aussi vous enseigner à structurer un récit. C'est ce que nous prouvent tous les jours ces gens qui viennent des Etats-Unis pour nous expliquer comment faire un scénario, comment écrire une série. Il y a des tas de gens qui prennent des cours de dessin, des cours de scénario, et ça fonctionne ! Mais ils n'écriront jamais de la littérature, c'est-à-dire Ulysse ou Guerre et paix. Donc oui, vous pouvez apprendre à travailler pour faire partie des 95 % des bouquins qui encombrent les librairies. Mais les 5 % qui restent, les vrais écrivains, ceux-là sont hors de portée et personne ne peut, en effet, s'engager à vous transformer en l'un d'eux.
L'inspiration n'existe donc pas ?
Ph.D. Non, ça n'existe pas. C'est plus beau que ça, la littérature ! Ça ne vous tombe pas dessus comme ça. Ce n'est pas le doigt de Dieu qui traverse les nuages et vous désigne... Le grand cliché, c'est le type qui, d'un seul coup, la nuit, se lève et se met devant sa machine pour écrire trente pages dans la fièvre... On voit ça à la télévision, dans les films. Ça me fait rigoler. Je ne crois pas que ce qu'il écrira soit très bon ! La seule part d'inspiration - et encore -, c'est la première phrase. Cette fameuse première phrase d'où tout découle. Mais une fois qu'on a posé la première phrase, il faut travailler. J'utilise souvent cette image, qui maintenant commence à être un peu usée : un petit bout de fil qui dépasse du sol, en se promenant on se baisse, on le ramasse et si on a un peu de sensibilité, on peut tirer doucement, sans rien casser et toute la bobine vient comme ça. C'est ça, faire de la littérature : rajouter une phrase après une phrase après une phrase tout en tenant la note ; il ne faut pas que ça tombe. D'où, à un moment, la nécessité d'éliminer tout ce qui peut vous gêner.
Qu'est-ce qui peut gêner ?
Ph.D. Les besoins d'explications. Les besoins du personnage, dont on ne sait pas trop quoi faire.
Prenons le cas d'Incidences : à quel moment savez-vous que vous devez maintenir jusqu'au bout l'ambiguïté, ne pas en sortir, de telle sorte que le lecteur ne sache jamais vraiment si Marc est un assassin ou pas ?
Ph.D. Je suis comme vous, lecteur : je ne sais pas s'il a tué ou pas. La seule chose qui était claire pour moi, après la première phrase, était la scène finale : je voulais quelque chose où tout se fige. Le rythme de la première phrase m'a indiqué que, par la suite, tout irait de mal en pis pour le héros. Vous parlez d'ambiguïté ; je ne sais pas s'il s'agit d'une ambiguïté ou si cela relève de ce que voyait Malraux dans Sanctuaire de Faulkner : quand il écrit la préface de ce chef-d'oeuvre qu'est Sanctuaire, Malraux parle d'un viol avec un épi de maïs, mais en relisant Sanctuaire je n'ai rien vu de tout cela. Ni viol ni épi de maïs. Nous recommençons tous l'histoire que nous aurions dû lire.
La littérature ne doit donc pas nécessairement décrire la réalité ?
Ph.D. La littérature n'est pas faite pour décrire la réalité. Elle est plus que cela. Un critique a dit un jour d'Hemingway qu'il était un écrivain "malin". C'est bien vu : l'écrivain ne doit pas être intelligent mais "malin". Vous voulez du polar ? Vous voulez douter ? Eh bien, je vais vous le faire façon polar, façon doute. Je ne suis pas un écrivain sérieux. Mais Hemingway non plus n'était pas un écrivain sérieux. Ecrire, c'est faire un pacte avec le lecteur : si vous acceptez ma langue et ma littérature, je vais vous donner autre chose en échange et vous y trouverez peut-être du plaisir.
La littérature est donc un divertissement ?
Ph.D. Oui. Mais le divertissement n'est pas quelque chose de pâle et de secondaire.
Ecrivez-vous d'un seul jet ?
Ph.D. Oui. Je ne rature presque jamais. Je peux rester une heure ou deux sur une phrase. Tant que je n'ai pas trouvé la bonne musique. Ensuite, je passe à la suivante. Mais c'est un plaisir absolu : je prends le contrôle sur les mots, je ne les laisse pas jaillir et s'installer n'importe comment.
L'écriture est-elle pour vous un plaisir ou une souffrance ?
Ph.D. Un plaisir, bien sûr ! C'est un vrai plaisir que d'être assis et de jouer avec les mots. Si vous êtes tout le temps en admiration devant ce que vous écrivez, vous êtes un vrai connard ! Pardonnez-moi, mais il n'y a pas d'autre mot. En revanche, si vous vous dites : "Tu n'es pas bon, mais essaie d'être à la hauteur, essaie d'être meilleur, ne te contente pas de ça", alors vous êtes un vrai écrivain. Je fais comme si c'était la dernière phrase que j'écrirais dans ma vie. J'imagine que je meurs, là, sur ma machine, et que ma femme trouve ce que je viens d'écrire. Je ne veux pas qu'elle se dise : "Hou là là, c'est nul ce qu'il était en train d'écrire !" Je veux que tout ce que je laisse derrière moi soit propre.
Il n'y a donc pas de brouillons de Philippe Djian ?
Ph.D. Non. Je ne sais pas ce que c'est, un brouillon. La phrase tourne tellement dans ma tête que, lorsque je l'écris, c'est la bonne. Mais c'est venu pour une raison toute simple : quand je tapais à la machine, avec deux doigts, cela me prenait un temps fou, du coup, si je devais revenir sur une phrase et la corriger, cela multipliait le temps par dix puisqu'il fallait tout recopier, et ça n'en finissait plus... Voilà comment j'ai décidé que ce que j'écrivais devait être immédiatement publiable. Mais une phrase peut mettre des heures à venir. Je rature dans ma tête, vingt fois s'il le faut, mais mon manuscrit est propre.
Est-ce que vous coupez, à la relecture ?
Ph.D. Non. Désolé de vous sortir une image un peu simple, mais c'est comme la maternité. Une mère qui a porté son enfant ne dit pas : "Tiens, je vais lui couper un bras ou une jambe." Moi, pour un livre que j'ai porté, c'est la même chose. Ça sort. Je fais attention, je contrôle les choses. Avec la langue. Avec le style. Ecrire, c'est un métier. Je vais vous raconter une anecdote qui m'a fait comprendre à quel point écrire ne pouvait se réduire à cette fameuse "inspiration". Avec mon frère, nous avions acheté une ruine du côté des Corbières. Et nous avions entrepris de remonter les murs. A l'époque, je ne savais même pas ce qu'était un sac de ciment. Nous avons regardé les ruines d'à côté : des pierres avec un peu de terre au milieu. Alors nous avons commencé à faire la même chose et le soir il y avait un mur de monté. Et le lendemain, le mur était par terre... Il a donc fallu apprendre à faire autrement. Apprendre la patience. La technique, aussi. Et la discipline. L'écriture, c'est ça. Il faut apprendre à être patient, à ranger son bureau. L'écrivain est un artisan. Je suis en admiration devant ces gens qui sont des compagnons, qui veulent devenir les meilleurs ouvriers. J'essaie d'être le meilleur dans mon domaine. Ça me permet de me dire que ma vie sert à quelque chose, que je ne fais pas n'importe quoi de ma vie.
Pensez-vous que la biographie d'un écrivain soit utile pour expliquer son oeuvre ?
Ph.D. Pour l'expliquer, oui ; pour la comprendre, je ne sais pas. Quand je lis Thomas Bernhard ou quand j'écoute des chants tibétains, ce n'est pas mon intelligence qui est en marche mais quelque chose de beaucoup plus profond. Et c'est là, dans ce "quelque chose de beaucoup plus profond", qu'il y a une espèce d'adéquation incroyable avec un auteur. La force d'une grande oeuvre, c'est qu'elle parle à tout le monde : faites écouter Chopin à des tribus amazoniennes et elles seront emportées, comme nous. Ça ne fait pas appel à l'intelligence mais à quelque chose de très profond qui est de l'ordre de la vibration. La question de la biographie de l'écrivain est une question compliquée. L'oeuvre est de plus en plus occultée, me semble-t-il, par l'image de l'écrivain. Je trouve formidable que des écrivains comme Thomas Pynchon, dont on ne sait rien, puissent séduire autant de lecteurs dans le monde. L'oeuvre, ici, n'est pas parasitée par la biographie de l'écrivain. J'adore l'idée que l'écrivain soit un individu caché. J'avoue que, de temps en temps, cela me séduit. Quand on m'accoste dans la rue, je réponds souvent : "Ce n'est pas moi, je suis le sosie de Philippe Djian."
Quel est le rôle de l'écrivain ?
Ph.D. L'écrivain est celui qui propose un outil adéquat pour comprendre le monde. Si je vous donne un bon outil, vous allez pouvoir gratter, voir ce qu'il y a sous la surface. Si l'outil n'est pas adapté, ça ne servira à rien. L'écrivain doit donc proposer quelque chose qui sert à voir le monde. Il y a des écrivains qui ont transformé mon regard : ils m'ont aidé à observer le monde de manière plus fine et plus intelligente. L'écrivain est celui qui aiguise le regard : il nous permet de voir les mêmes choses mais sous un angle différent, comme ces réalisateurs - Ozu, par exemple - qui placent leur caméra à un endroit différent de celui que choisissent les autres, un endroit qui procure une luminosité complètement différente. Le rôle de l'écrivain est de donner une vision du monde.
Lire, 04/2010