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Philippe Djian
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10 novembre 2010

Philippe Djian, par Antoine de Caunes (Dictionnaire amoureux du Rock, Éd. Plon)

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C'est grâce au rock que j'ai rencontré Djian au début des années 80. Il venait de faire Apostrophes où la discussion s'était focalisée sur l'absence de point virgule dans son écriture, et il en avait marre, lui, le sauvageon de Fitou, dans l'Aude, vivant à l'écart du monde en général, et celui des lettres en particulier, d'être ramené dans ce dernier, uniquement pour se justifier de certains partis pris stylistiques. Il aimait le rock au moins autant que l'écriture, mes émissions trouvaient grâce à ses yeux, et il m'avait fait passer le message que, quitte à faire une interview télé, autant que ce soit pour les Enfants du Rock. J'étais donc descendu, accompagné du fidèle grognard Don Kent (réalisateur qui avait participé à presque toutes les campagnes de l'Empire - le théâtre - à l'époque de Chorus) à Fitou (où Philippe vivait, dans une maison de village rebâtie à mains nues avec l'un de ses frères).
J'étais tombé sur un type timide, dévoué corps et âme à l'écriture et au bonheur d'Année, sa femme, inspiratrice de la future Betty de 37°2 le matin. Evidemment plus détendu dans son biotope que sous les sunlights des plateaux télé, nous avions maraudé sur les routes désertes de l'Aude en écoutant du Ry Cooder (prélude à de longues et futures soirées à écouter Los Lobos, Bruce et tant d'autres) et longuement disserté sur les mérites comparés de Raymond Carver et de Gonzague Saint Bris. La lumière de printemps, le son du vent dans la garrigue, les reflets du soleil sur l'étang de Leucate, l'âpreté du paysage, je garde un souvenir ému de ce rapide périple au cours duquel était née une amitié qui ne devait jamais cesser.
Nous sommes en 84, après la parution de Zone érogène. On commence à parler de Philippe, il a ses premiers détracteurs, il s'en fout. Lui-même ne tient pas en grande estime la littérature française, déjà lourdement autocentrée, de l'époque. Son inspiration, sa raison d'écrire, il la trouve chez les américains les Kerouac, Melville, Salinger, Bukowski et autres Selby. Ça me rappelle que si nous nous sommes tant intéressés au rock, c'est parce que nous ne trouvions pas notre compte avec ce qui se passait alors en France, musicalement. Mais pas que. On parle de la même chose.
"Je suis sourd d'une oreille, sinon, je pense que j'aurais essayé d'être instrumentiste. J'ai essayé, mais le prof m'a conseillé de renoncer à cause de mon oreille. En même temps je fais partie d'une génération qui a tout découvert par la musique, c'était le point de ralliement. Tu avais le couillon qui écoutait Hugues Aufray, et toi, tu écoutais Bob Dylan. C'est à travers la musique que je me suis intéressé à ce qui se passait dans le monde et à avoir le sentiment d'en faire partie. Quand Dylan chante "A hard rain's gonna fall", il me pointe tout ce qui ne marche pas dans le monde." Ah ! Dylan, que nous écoutions tous religieusement, d'un air pénétré, comme si nous goûtions les subtilités de ses libres associations, son art consommé de faire claquer des rimes que nous imaginions forcément riches, alors que nous avions du mal à déchiffrer ce qu'il y avait d'écrit sur les paquets de clopes importées d'Angleterre.
"Comme beaucoup de gens de ma génération, on parlait très mal anglais, même si on comprenait en gros de quoi il s'agissait. La différence entre Aufray et Dylan, par exemple, c'est qu'il y en avait un qui traduisait ce qui disait l'autre, mais en couillon (j'adore ce mot qui me renvoie pour je ne sais quelle raison à l'enfance.) Je sentais Dylan proche de gens que je lisais, comme Kerouac. Dylan ne leur faisait pas de l'ombre, mais il ne faisait pas tache non plus."
Le rock était-il compatible avec la poursuite sereine des études dites secondaires ? J'en connais beaucoup qui sacrifièrent rapidement quelques matières, généralement scientifiques, pour mieux suivre les pérégrinations de leurs héros respectifs.
"Mine de rien j'étais un élève assez studieux. Plutôt même un bon élève. Je me souviens qu'en 4e, il y avait un type dans ma classe, Michel Braumann, qui était revenu de Londres où il était allé en vacances. Avant d'entrer au lycée, il sort un truc de son cartable, et il l'agite sous nos nez, en disant : "Hey ! Les mecs, vous savez ce que c'est ce truc là ?" C'était "She loves you" des Beatles. On avait vaguement entendu dire qu'il se passait quelque chose en Angleterre. Et là, il nous dit : "Bon, on a le choix : soit on file chez moi pour l'écouter, soit on rentre à l'école et on l'écoutera demain." C'est la première fois qu'on a tourné les talons, la première école buissonnière. Et cette joie incroyable de se retrouver autour de quelque chose qui est plus important que tout, à nos yeux. C'était ça la musique : un totem, un signal de reconnaissance. La musique, c'est le socle, la fondation. Elle m'a appris le rythme, la palpitation, la vibration du monde."
"Je me souviens que j'avais l'impression de vivre dans un pauvre pays, triste et gris avant 68, un pays hyper chiant. Tout ce que je trouvais d'intéressant, en musique, en mode, en cinéma, venait d'Angleterre ou d'Amérique, il n'y avait rien ici. Peut-être qu'il se passait des choses mais pour ma bande de potes et moi, tout venait de là-bas. Je me souviens cavaler du côté de Belleville pour trouver une boutique de vêtements d'ouvriers, parce que c'était le seul endroit où tu pouvais dénicher des Levi's."
Parmi les griefs dont on accabla Philippe dès les premiers bouquins (les "malgré que", le point virgule, le vocabulaire, etc.), il en est un plus perfide que les autres : on lui colla l'étiquette d'"écrivain rock", deux mots à l'émulsion impossible pour la gent germanopratine de l'époque. L'un est noble, l'autre vulgaire. Laissons le lecteur décider quel est l'adjectif le plus adéquat pendant qu'il s'explique :
"Au moment où j'ai commencé à écrire, c'était l'heure de gloire de tous ces rock-critics, le moment où ils commençaient à sortir des bouquins. Par ricochet, le premier écrivain vaguement associé à la musique a été étiqueté "écrivain rock". Pourquoi c'est tombé sur moi, je ne sais pas. Je ne lisais pas vraiment les rock-critics. Je lisais Actuel, pas Rock'n Folk. De la même manière, je ne considérais pas tous ces auteurs que j'admirais, les Dylan,  les Cohen, les Lou Reed, seulement comme des rockers mais comme des artistes majeurs. Dès le début, quand on me demandait ce que je cherchais à faire avec mes livres, j'avais tendance à répondre : " Si j'arrive à faire un bouquin qui ressemble à une chanson de Lou Reed, j'aurais atteint mon but." Les gens me regardaient en se disant : quel con, il mélange tout... Mais il y avait tout chez Lou Reed, le côté sulfureux, à la marge, cette voix à tomber, le rythme, le texte. Malheureusement pour moi, étant un musicien raté, je ne pouvais me servir que d'un seul élément — le texte — alors que j'aurais aimé en réunir plusieurs."
Revenons un peu à la musique elle-même. OK, pour Dylan, Cohen, et le vieux Lou, mais avant ça, quel fut le premier déclencheur, et une fois faite la mise à feu, est-il devenu un rocker intransigeant ou bien a-t-il laissé ses oreilles — enfin, son oreille — ouverte aux quatre vents ?
"Côté pionnier, le premier pour moi, ça a été Gene Vincent, mais le jour où j'ai vu Elvis, ce beau gosse qui se tortillait bien, voilà, c'était ça qu'on cherchait... On avait pas du tout envie de ressembler aux acteurs ou aux musiciens français. Elvis, il débarque aussi avec un look, une attitude. Voilà, on avait enfin quelque chose à aimer en sachant que nos pères détestaient ça. Aujourd'hui, c'est l'inverse, les enfants écoutent la même chose que leurs parents. Longtemps après, les choses ont bougé pour moi avec des groupes comme Talking Heads. Le travail sur le rythme, les arrangements, ces types en costard-cravate, avec des lunettes, et qui étaient en même temps complètement cinglés... Ils m'ont ouvert la porte de plein d'autres musiciens, comme Steve Reich par exemple, ce qui fait qu'à partir de là je n'ai plus pu me contenter du rock. Je m'intéresse plus aujourd'hui à des groupes expérimentaux qu'au rock classique. Je découvre là des univers sonores fouillés, élaborés, et du coup la chanson rock me semble un peu trop cadrée, même si j'y reviens régulièrement. J'ai adoré le Clash, mais peut-être autant pour la musique que pour l'attitude, avec un penchant pour Sandinista. Au moment du grunge et de Cobain, je n'écoutais plus ce genre de musique. C'était devenu celle de mon fils. Trente ans de différence."
Ça ne l'empêche pas de suivre toujours avec une attention zélée tout ce qui bouge sur la planète rock ou agrémentée.
" Je me tiens au courant à travers les blogs. Blog roll, par exemple, où les gens mettent ce qu'ils aiment, avec des liens. En surfant un peu on tombe sur des trucs... Là en ce moment, je suis tombé sur une bande d'Australiens qui traficotent avec des Japonais, que des musiques bizarroïdes. Attention, je ne suis pas pour le bizarre à tout prix ! J'aime bien tomber sur des univers étranges et cohérents comme, par exemple, quand Lou Reed avait fait Berlin. Et surtout des univers sonores avec lesquels je peux travailler. Je travaille beaucoup en musique, au point d'avoir du mal à m'en passer. Tiens, Tenniscoats, par exemple, inconnus au bataillon. Proches de ce que fait un John Cage, par exemple, c'est-à-dire de la musique contemporaine qui intègre les bruits de la vie autour, qui laisse rentrer le monde extérieur dans le studio, un camion, des oiseaux, un chien qui aboie. Nous, on a été habitués aux supers musiciens, les Clapton et autres, et là, t'as le mec du coin avec un petit instrument tout pourri qu'il vient de piquer à son gosse, et qui arrive à en faire quelque chose d'intéressant. Il faut bien l'admettre : on n'a plus grand-chose à prouver aujourd'hui.
"En même temps j'aime bien aussi des choses plus classiques, mainstream, des groupes comme Arcade Fire. Tu vois toute la bande sur scène, ça s'élance et puis ça décolle, comme un bombardier. Là, récemment, je me suis racheté toutes les Violents Femmes, génial ! J'avais presque oublié. Et je les réécoute parce que mes enfants écoutent ça, et que ça m'a permis de les redécouvrir. J'ai repris les Residents, ou découvert Animal Collective, et leur goût de l'impro.
"C'est comme les livres. Un moment, tu vas avoir envie de retourner vers les classiques, les Melville, Conrad et Cie, d'autres, tu as envie de contemporains, et tu plonges dans McInerney."
Ainsi va la vie avec Philippe Djian, écrivain-rock, pour les amateurs d'appellations contrôlées, écrivain tout court pour les oreilles, avec une oreille affûtée, ce qui ne court pas les rues tant que ça. A l'éternelle poursuite d'une nouvelle et ultime émotion musicale, comme il continue inlassablement, tel le capitaine Achab, à pourchasser la phrase parfaite, celle en accord avec "la vibration du monde". La phrase bleue, comme il en est de la note.

© Antoine de Caunes, Dictionnaire amoureux du Rock, Ed. Plon, 2010.
Reproduction interdite


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Commentaires
N
moi je trouve que son style est là dès le début, pas "à force d'écriture".<br /> Bien cet article. J'y apprends rien de nouveau mais quand même... !
M
Bien sûr !<br /> Pendant qu'à Paris on s'ennuyait assez pour rechercher sa culture sous d'autres horizons, de préférence américains nous, en province (oh ! le vilain mot ! mais tout le monde aime assez la province pour venir y passer ses vacances...) nous n'avions que "Salut les Copains" - et mon Dieu ! ce n'était pas si mal, et puis à la télé, en noir et blanc "Age tendre et tête de bois !".<br /> Quant à la lecture, il fallait être un acharné pour découvrir autre chose que les classiques des bibliothèques. Je lisais entre autre Han Suyin pour que l'on me parle un peu de la Chine... <br /> Mais il ne me manque pas grand-chose de P.Djian... que je considère un peu à part - quand même. Je dirais qu'il a trouvé un style, son propre style à force d'écriture.
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