Vengeances, de Philippe Djian (Jean-Baptiste Harang, Le Magazine Littéraire, Eté 2011)
On a lu tous les livres de Philippe Djian et on n’avait encore rien vu : Djian vient d’inventer un nouveau signe de ponctuation ! C’est le premier signe du livre, un poing fermé, l’index tendu, toujours tourné vers la droite, il indique la sortie, un sauve qui peut, sortie de secours, un peu comme dans certains bistrots on flèche les toilettes ou les extincteurs, ou bien ce revolver imaginaire qu’un enfant mime avec sa main, pan t’es mort. Et des morts, il y en aura, forcément, c’est la vie. Il y en a quarante-huit de ces petites mains noires comminatoires qui finiront bien par nous conduire jusqu’à la fin, groggy sur le trottoir, sonné par le videur.
Comme tous les signes, ce poing barre signifie, il manquait à notre typographie, à l’exact opposé du point final, c’est un poing initial. C’est un signe de cinéma, il ne marque pas un simple passage du champ au contre-champ, mais, plus acrobatique, un changement de côté par rapport à la caméra : le roman commence à la première personne, face caméra, Marc raconte l’histoire, son histoire, vue de sa fenêtre, il a 50 ans, il est plasticien, et son fils Alexandre, à 18 ans, l’année passée, s’est tiré une balle dans la tête, un an de deuil, c’est un peu court pour un père. Poing barre. Nous sommes maintenant de l’autre côté de la caméra, le récit se poursuit à la troisième personne, c’est la même histoire, mais l’empathie s’éloigne, Marc est un autre, un type qu’on regarde et qui ne dit plus rien, un narrateur anonyme s’en charge. Poing barre. C’est de nouveau Marc qui parle. Quarante-huit fois l’auteur nous contraint à changer de focale, il nous balade, du dedans au dehors, de droite à gauche, ça va moins vite qu’une balle de tennis, mais le torticolis guette. Le procédé n’est pas gratuit, il fonctionne et parvient à laisser le lecteur le cul entre deux chaises, dont l’une est glaciale et l’autre rougeoie de braises. Et lorsqu’on a trouvé ses marques, très vite, pris par l’histoire, on se dit que sans ces petits poings noirs à l’index bandé on aurait marché quand même, trouvé tout seul la bonne focale, c’est facile à dire, maintenant qu’ils nous ont mené vers la sortie.
Marc boit comme un sourd, et respire un peu de poudre, ses affaires ne vont pas si mal, mais lui sait qu’il ne crée plus grand-chose de fort. Son agent, Michel, est un ami d’enfance, Anne, sa femme, est une ancienne fiancée de Marc, mais ce sont des choses qui arrivent. Marc recueille une jeune fille, Gloria, belle, paumée et mal gracieuse, c’est la fiancée de son fils suicidé, Marc s’y attache, plus par culpabilité que par affinité. Marc est seul, la mère d’Alexandre est partie depuis longtemps, et Élisabeth l’a quitté. Voilà tout est en place pour le pire. Gloria va vamper Michel, Anne Marc, vengeances à tous les étages. Gloria disparaît. On la retrouve dans le coma, violentée et violée. Bon, vous ne voudriez tout de même pas qu’on vous raconte la fin, sachez seulement qu’il vous reste quatre douzaines de coups de poing barre à prendre dans la tronche, et vous ne les aurez pas volés.
Jean-Baptiste Harang, Le Magazine Littéraire n°510, Juillet-août 2011