
"Mais comment oses-tu..." C'est le titre d'une chanson, celle sur laquelle s'ouvre Love Song ; la dernière création du narrateur, Daniel, star quinquagénaire du rock, équivalent européen de Leonard Cohen, auquel sa maison de disques réclame des titres plus commerciaux. Avec ces paroles, on jurerait que Philippe Djian devance, bravache, la question que le lecteur pourrait avoir envie de lui poser, parfois stupéfait par les chemins qu'emprunte son roman. Elle est formulée sans point d'interrogation, à l'image de tout le livre - également dépourvu de signes exclamatifs.
CHARGER LA BARQUE
Ce choix de ponctuation donne à la voix de Daniel sa tonalité tout à la fois circonspecte et résignée : le héros oscille entre ces deux attitudes face aux événements, y compris les plus incroyables. Car, pour "oser", Philippe Djian ose, dans le premier de ses romans où l'écrivain éternellement estampillé "rock", bien malgré lui, parolier pour son ami Stephan Eicher, évoque le milieu de la musique.
Depuis la série Doggy Bag (Julliard, 2005-2008) - tentative romanesque, en six saisons, de damer le pion aux séries télévisées, où disparitions, réapparitions brutales et phénomènes paranormaux constituaient le tout-venant des intrigues -, il s'en donne à coeur joie dans chaque livre, multipliant les rebondissements et les invraisemblances. Puisque, selon lui, c'est ainsi, en chargeant lourdement la barque de ses personnages, que l'on peut vraiment faire entendre leur voix. Et que cela seul intéresse l'auteur de Bleu comme l'enfer (Julliard, 1982).
"Mais comment oses-tu...", la chanson est inspirée à Daniel par Rachel. Huit mois plus tôt, elle l'a quitté pour l'un de ses musiciens. Et la voici, de retour au bercail, sans un mot ou une excuse. Enceinte, apprendra-t-il bientôt, alors que leur difficulté à concevoir un enfant est l'une des raisons du dérèglement de leur couple. Fou d'elle, Daniel finira par accepter la mère et l'enfant à venir, sans plus poser de questions. Pas plus qu'il n'en soulèvera à propos de certaines morts bizarres, ni des résurrections littérales ou métaphoriques auxquelles il va assister ou participer.
ATMOSPHÈRE D'ÉTRANGETÉ
La force de Philippe Djian est de réussir à placer le lecteur dans le même état d'acceptation que son narrateur et rock star. Si l'on peut soulever un sourcil devant les premières incohérences et impossibilités logiques, ou devant le caméo de Brad Pitt, avec lequel Daniel a une brève discussion, très vite, on se laisse emporter, et l'on admet l'atmosphère d'étrangeté qui nimbe le roman.
Sa temporalité audacieuse, tout en ralentis puis en accélérations, ses passages du passé au présent, ses ellipses, ses explications à certaines données toujours repoussées (quel est cet accident dans lequel Rachel a gagné les cicatrices qui constellent ses jambes ? Pourquoi elle et son frère, Walter, l'agent de Daniel, sont-ils à couteaux tirés ?), jusqu'à ce qu'elles soient délivrées comme en passant...
Tout en démontrant paradoxalement, à force de coups de théâtre, à quel point l'intrigue, finalement, importe peu, et que seul vaut le travail de la langue, Philippe Djian met au jour la masse d'irrationalité engagée dans les rapports familiaux, amoureux, professionnels ou sociaux. L'écrivain de 64 ans montre, surtout, à quel point, en musique comme en littérature, c'est en "osant" que l'on construit une œuvre.
Raphaëlle Leyris, Le monde des livres, 11/10/13
Commander Love Song