Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Philippe Djian
Philippe Djian
Philippe Djian
Derniers commentaires
13 février 2010

Entretien avec Philippe Djian sur "Incidences" - Libération

«Après la première phrase, c’est trop tard»
Interview

Entretien avec Philippe Djian sur "Incidences"

Le nouveau roman de Philippe Djian ne sera pas remboursé par la Sécurité sociale. Incidences est un hymne à la cigarette, ah «le mélange d’air pur à la nicotine». Le personnage principal, qui vit avec sa sœur depuis qu’une enfance horrible les a soudés, est un universitaire à la tête d’un atelier d’écriture. L’établissement est français, doté de moyens réduits. Le professeur couche avec ses étudiantes, mais découvre l’amour avec la belle-mère de l’une d’entre elles, dont il a jeté le cadavre. C’est un homme sympathique, migraineux, qui aime Zuckerman, le héros de Philip Roth, et s’écrie «Qu’on nous rende Marguerite Duras, par pitié», quand la production contemporaine est trop médiocre.

Incidences est plus léger qu’Impardonnables.

Il y a moins de pathos. Cela vient du fait aussi que ce n’est pas écrit à la première personne, on s’identifie moins. Le personnage est un type un peu particulier, quand même. La manière dont j’utilise le «il» en fait un «je» camouflé.

A quel moment décidez-vous que cela va être «il» ou «je» ?

Je ne décide pas. C’est la première phrase, il y a un type dans une voiture, ce n’est pas moi, ce n’est pas «je», c’est quelqu’un. Ça part comme ça. Je ne peux que répéter ce que disait Salinger, «j’écris des livres que j’ai envie de lire». Je trouvais drôle - je ne l’ai pas pensé tout de suite, je ne savais pas que le type allait trouver cette fille morte dans son lit, je suis aussi étonné que lui quand il se réveille - je trouvais drôle l’idée que même chez quelqu’un de très dérangé, ce qu’il est, il y a une espèce de normalité. On est tous un peu comme ça, à des degrés divers, quand les choses sont trop lourdes, on les cache, on les met sous le tapis. La fille, que va-t-il en faire, elle est morte, on ne va pas revenir là-dessus, si ça se sait il va avoir des ennuis, le plus simple est de s’en débarrasser.

Dans les histoires, ce qui m’importe est de voir ce que le style et l’écriture peuvent faire d’un matériau banal. C ’est bien de partir très bas, et de monter le niveau. On peut utiliser les ressorts du polar sans se cantonner au polar. Ça me plaisait de démarrer avec un assassin, et de voir comment il était en dehors des moments où il tue. Il est professeur de creative writing : quand il est normal, il m’intéresse.

Vous partagez ses opinions sur la littérature ?

Ce sont un peu les miennes. Pour me mettre bien à l’aise, le type dit: «J’ai compris que je ne serai jamais un écrivain.» On est tranquille. Moi, comme écrivain, de quel droit je me permettrais de donner mon avis ? Le personnage peut dire ce qu’il veut, par exemple qu’il y a des gens qui bloquent. Si vous êtes un écrivain avec trois ou quatre éditoriaux dans les journaux, vous avez une influence, un poids comme un boulet. Cela fait vingt-cinq ou trente ans que j’écris, à mes débuts ces gens-là empêchaient toute une littérature de s’exprimer.

La littérature, si on ne fait rien pour elle, si les écrivains ne la travaillent pas, c’est une langue morte. Céline disait, si vous voulez des histoires, il y en a plein les journaux. Il y a des films noirs dont l’histoire est très moyenne, mais qui sont transcendés par la beauté du noir et blanc, ou par le style du metteur en scène. Pour un écrivain, seuls comptent le style, la langue, et non l’histoire.

Est-il plus difficile d’écrire au présent qu’au passé ?

Il n’y a pas de règle, mais une envie, de dire «il est» ou «il était», qui vient avec la première phrase. Je n’ai pas de réflexion préalable. Quand j’ai terminé un livre, pendant quinze jours, je n’ai plus envie d’écrire, même pas une carte postale, c’est comme si je m’étais vidé de quelque chose. Tout doucement, ça revient. Un écrivain sérieux réfléchirait six mois, il aurait un plan, moi je ne peux pas. J’écris une phrase, après c’est trop tard, une fois que c’est démarré je n’ai plus le temps de me demander de quoi je vais parler. En commençant Impardonnables, je ne me dis pas je vais écrire sur le pardon, sur le deuil impossible. Quand j’ai écrit la première phrase de Criminels - «Marc est mon frère et j’ai du mal à l’imaginer en train de se faire enculer» - je ne connaissais pas encore bien Antoine Gallimard. Je ne pouvais pas lui donner ça ! Mais je n’ai pas pu m’en défaire. Je voulais savoir : quel est le personnage qui peut penser ça, il a donc un frère, il a du sentiment pour lui, le frère est gay. Je ne sais pas d’où viennent ces premières phrases. Un univers vient se poser devant moi, il faut que je m’en débrouille, c’est quoi la phrase d’après ? Je suis comme un lecteur, je me lis moi-même.

Vous êtes discipliné ?

Il faut tout le temps essayer d’être meilleur, de se dépasser. Comme les sportifs qui gagnent une demi-seconde. Je m’assois le matin, pendant une heure je ne fous rien, la machine ne se met pas en place, ça va mieux vers 11 heures, puis ça retombe, je ne suis pas bon dans l’après-midi, mais je ne vais pas me balader pour autant, vers 5 ou 6 heures, ça reprend.

Il n’y a aucun moment où je ne fais rien pendant des mois ou des semaines. C’est un vrai plaisir d’écrire une phrase. Pas un roman. Un roman, c’est énorme à envisager, neuf mois où je vais être plongé là-dedans, ennuyeux pour ceux qui m’entourent. Mais le plaisir de m’assoir et d’écrire une phrase, oui, il est là.

Presque depuis ma naissance, je suis sourd d’une oreille. Je crois que je suis un musicien raté. J’ai un frère pianiste de haut niveau, quand je le vois derrière son piano en train de jouer, c’est ça que je veux et que je n’aurai jamais, mais que je trouve un peu à travers la langue. Ma génération s’est fondée sur la musique, on s’est reconnus à travers elle, elle était le totem. Je suis fou de ça. Tout m’est venu de là, ma conscience politique est venue par Dylan, ce qu’il chantait sur le Vietnam.

Avant 35 ans, je n’écrivais pas, je ne vivais que pour partir aux Etats-Unis. Chez Gibert [librairie du Quartier latin, ndlr], ils engageaient des étudiants. On signait un papier,avec le jour d’embauche, et celui de débauche. On me proposait de laisser en blanc le jour de débauche, je refusais en disant : je veux savoir quand je finis. C’est bien plus difficile aujourd’hui.

Il y a une part de critique sociale, dans Incidences.

Houellebecq, à un moment, a posé les problèmes. Un type de 30 ans, sa sexualité, voilà comme ça se passe, c’est horrible. Il a cette réflexion et cette vision du monde dans lequel il vit. Moi, je pensais que ce n’était pas mon rôle, que le romancier ne devait pas se mêler. J’ai commencé à comprendre que j’avais tort en lisant Don DeLillo. Mais ça fait appel à des choses qui m’exaspèrent. Faire des recherches, je ne peux pas. Pour parler d’un avocat, s’il faut aller en voir un pour lui demander comment ça se passe, je ne peux pas. Avec Jacques Audiard, on travaillait à son film, Sur mes lèvres, la fille s’occupait de serrures. Il me dit «Prends rendez-vous avec un serrurier». Je ne pouvais pas, ça ne m’intéressait pas. Quand Philip Roth écrit sur une fabrique de gants, il s’est renseigné. Je ne suis pas assez sérieux pour procéder comme ça.

Dans Incidences, j’écris qu’il y a des types qui sont en train de se battre en mon nom en Afghanistan. C’est choquant. Je le dis. Je ne suis pas un penseur. Je n’ai pas de message. Le seul endroit où j’essaie de faire bien mon travail, c’est la langue. Chaque phrase est un problème à résoudre. Si on pense que le monde se présente comme une vibration mélodique, alors la langue et cette vibration doivent aller ensemble. Carver met le monde dans une phrase, il la sculpte, elle a une couleur, un rythme qui correspond à aujourd’hui. La longue phrase, la phrase de Proust, ne parle plus de notre monde.

Pourquoi vos personnages vieillissent-ils avec vous ?

Mes romans, c’est ma vie, ils l’étoffent. Les expériences que mènent mes personnages, ils me les font vivre. Je crois que c’est Gide qui a dit : un écrivain doit se servir de toutes les vies qu’il n’a pas vécues.

La place de l’écrivain dans la société, je ne l’aborde pas comme Houellebecq. Mais l’écrivain en tant que personne qui transmet un outil de compréhension, c’est important. J’ai vécu la littérature comme ça. Carver, Kerouac, m’ont donné une perception différente. Kerouac m’a aidé à traverser la rue. Il m’aidait à parler à ma femme, à mes enfants. Il transformait ma manière de voir. Comme les cinéastes japonais, comme Ozu qui abaisse sa caméra. Il ne filme pas un monde inconnu, il filme le nôtre à un niveau différent. Christian Gailly m’aide à vivre, et Patrick Modiano, Jean Echenoz. Quand j’ai affaire à une scène embarrassante ou compliquée dans la vie de tous les jours, je sais qu’ils m’aident à l’analyser.

Je suis désolé quand j’apprends que des librairies ferment. Qu’est-ce qui va se passer si les gens ne lisent plus ? Ce sont des gens qui votent, à qui on demande une opinion.

Comment vous informez-vous ?

Sur mon iPhone, j’ai déjà trois journaux, puis j’écoute la radio. Le matin, à 10 heures, je commence à savoir ce qui s’est passé. Pour le moment, c’est important, mes livres sont un peu accrochés à ça. Mais les écrivains, à un certain âge, se retirent peut-être un peu du monde. Avant, je dévorais des livres, c’était comme les enfants qui mangent. J’ai moins faim.

Je n’ai pas toujours su que la littérature, c’était si important, si grave. A l’école, Lagarde et Michard ne parlaient pas de Salinger. Céline, j’étais en fac quand j’ai su qu’il existait. Mes parents ne lisaient pas. Il y avait chez nous une étagère, il n’était pas envisagé d’en avoir une deuxième. Quand un livre entrait dans la maison, on en enlevait un. L’évasion par la littérature, c’est venu vers 14 ans. Je sentais que c’était un grand voyage possible, autre que le déplacement physique. Comprendre que ça pouvait changer la vie d’un homme, ça m’est venu plus tard.

A Turgot, en 4e, un gars est arrivé. Il descendait de ses montagnes, il n’était jamais allé à l’école, il était nul en maths, mais en français, il écrivait d’une manière incroyable. Si tu veux qu’on soit copains, m’a-t-il dit, on va s’échanger des lettres. Ecrire des lettres ? A un garçon ?! C’était le seul moyen pour qu’il m’accepte comme ami. Je n’avais pas le choix.

Après, quand nous étions à New York, le soir, on se mettait chacun sur notre lit, on écrivait sur ce qu’on avait vécu dans la journée, puis on échangeait nos cahiers. Il s’appelle Jérôme Equer, aujourd’hui il fait des émission de télé. C’est l’armée qui nous a séparés. J’ai été réformé à cause de mon oreille, il a fait son service dans le cinéma. A l’armée, il a mené la même expérience d’écriture avec Pascal Quignard.

Avant le bac, on avait décidé de partir en Colombie. On venait de lire Cendrars. Pas question de prendre l’avion, on voulait partir sur un cargo, dormir près des machines. Au Havre, on s’est fait inscrire comme dockers, seul moyen d’aller sur le port, de monter sur les bateaux demander au capitaine s’il pouvait nous prendre pour la traversée. C’était de la folie. Un romantisme échevelé. Après, on s’est calmés. Cette énergie, ce feu, qu’en reste-t-il ? L’amour de la phrase.

J’ai besoin de m’amuser, ma culture me porte vers ça, j’ai été nourri de films américains. Les gens ne comprennent pas. J’ouvrais un journal, je voulais voir James Dean. Maintenant, en France, on a des acteurs, des romanciers. A l’époque, tout venait des Etats-Unis. La musique, je n’en parle même pas. Le rock. Comment passer à côté de ça ? Cela se passait aussi à Londres. La seule fois que j’ai fait l’école buissonnière, c’était en en 5e. Un matin, un type, Brauman, Bernard Brauman, arrive dans la cour, nous montre on ne sait pas quoi. She loves you, les Beatles. Il nous dit : soit on va en classe, soit vous venez chez moi. On a séché les cours. Un truc de fous. Une révélation. Comment ils étaient coiffés. Ce qu’ils chantaient.

Ces lettres qu’on écrivait à 14 ans, c’est le monde qui permettait ça. La France était un vieux pays, d’un ennui incroyable, les flics étaient encore en vélo avec une cape, on les appelait les hirondelles. C’était Roger Pierre et Jean-Marc Thibaud au cinéma, et Sacha Distel chantant les scoubidous. On avait un général comme président. Putain de général. C’était certainement un homme politique, un écrivain, magnifique, mais à 18 ans, ça me prenait là [il porte une main à sa gorge, ndlr]. Je suis le fruit de tout ça.

Publicité
Commentaires
Publicité
Newsletter
Publicité