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Philippe Djian
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26 mars 2010

Etre "de parfaits chasseurs", par Philippe Djian

ll n'y a aucune raison pour que la littérature soit ancrée dans son époque. Vraiment aucune. A quoi cela servirait-il ? Quel besoin avons-nous d'une littérature en phase ? Dire le monde ? Comprendre le monde ? Avoir une vision nette, claire, ajustée ? Quel besoin - si ce n'est celui de traverser la rue, respirer, vaquer à ses occupations. Franchement, quel intérêt ?

J'ai quelquefois senti que l'on me prenait la main comme si j'étais un aveugle. Par exemple, Raymond Carver m'a appris comment traverser la rue - comment je devais m'y prendre, comment être attentif, comment réagir, comment avoir confiance. Il me suffisait d'entendre sa voix, son intonation, et mes yeux s'ouvraient, mon esprit s'ouvrait, mon corps se mettait en marche.

Si vous êtes un écrivain, et qui plus est un jeune écrivain, je ne vous conseille pas d'écrire sur la guerre de 14, ni sur la seconde, ni même sur les vies de vos pères. Je vous conseille de regarder autour de vous et ainsi de vous rendre utile - des tranchées vous sortirez muet, impuissant, vaincu, stupide. Non que les affres et les aventures de nos ancêtres soient indignes d'intérêt, pauvres d'enseignement, etc. Mais quel est votre but, au juste ? Quelle tâche vous assignez-vous ? Comment comptez-vous apporter votre pierre à l'édifice ?

Ne craignez pas de placer la barre très haut. Ne craignez pas de vous attaquer à une montagne. Ne vous mésestimez pas, soyez lumineux. Soyez de parfaits chasseurs.

J'écris ces quelques mots sur l'île Saint-Pierre, dans la chambre de Jean-Jacques Rousseau, et je ne sens rien, je ne perçois rien. De la fenêtre, j'observe un homme qui taille et débroussaille, et je vois très clairement le travail qu'il faut accomplir, le travail énorme et méticuleux que l'on doit fournir pour l'entretien de la végétation touffue qui borde la rive - nous avons débarqué sur un engin propulsé par deux moteurs Mercury de 150 CV qui empestaient l'essence et l'un de nous a évoqué le décalage entre les deux époques, ce qui reste et ce qui s'est enfui ou s'est volatilisé dans les airs, ce qui doit sans cesse être reconstitué, ce qui ne sert plus à rien.

Il y a une vibration, il y a une fréquence, une rumeur, une empreinte spécifique à une époque et la saisir au vol est un tour de force - j'entends la hache qui s'abat, le moteur d'un avion, le craquement du bois mort, une radio en provenance de la cuisine, le feu ronflant dans les feuilles mortes, et l'homme se redresse et s'éponge le front en considérant son ouvrage tandis que mon téléphone vibre dans ma poche, que l'Europe s'enfonce dans la crise, que les lacrymogènes volent dans tous les sens, que les banques explosent leurs bénéfices au mépris de la détresse générale. Si l'on ne capte pas tout, on ne capte rien et si ce tout ne tient pas dans la phrase, le tableau entier s'écroule.

Ici et maintenant est un produit radioactif destiné à envahir l'organisme. Tourner la tête, l'ignorer, lutter contre les mutations, etc., s'avère non seulement vain, dérisoire, mais d'une drôlerie irrésistible

Philippe Djian (Le Monde des livres, Spécial Salon du Livre, 25/03/10)

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Commentaires
L
Philippe Djian vous a t-il répondu ?<br /> <br /> Merci pour votre ... réponse !
N
si un jours vous aviez un peu de temps....
C
Quel beau texte... Et pour le Salon du Livre... Un clin d'oeil à ce monde mercantile qui nous entoure et nous dévore tout cru...Même les livres, sont devenus des objets de consommation... Triste époque...<br /> <br /> merci encore pour ces magnifiques textes, tous aussi différents et passionnants les uns que les autres. Impardonnables m'accompagne en ce jour triste et pluvieux d'une bordelaise aujourd'hui installée à Troyes... Le sud-ouest me manque... Terriblement... Mais avec Impardonnables, la côte basque est là...<br /> <br /> Merci encore...<br /> <br /> Cécilotte, la brebis égarée...<br /> <br /> cecilotte.canalblog.com
G
Les gars, je ne crois pas que ce soit Philippe Djian qui se ballade ici, de toute façon... Si? En fait, ce blog est la nouvelle adresse du site que voici : <br /> http://philippedjian.free.fr/
N
il a effacé mon message...<br /> j'ai la flème de le re écrire et je ne me souviens plus...<br /> allons allons, un peu d'entrain!<br /> mais vaut-il la peine? <br /> LA QUESTION était, je crois:<br /> MOnsieur, comment fait-on quand on a peur d'écrire ce qu'on chasse? comment fait-on pour ne pas en sortir mort ou blesé?<br /> Et puis, écrire, peut-il vraiment être une redemption?<br /> Merci de me répondre si vous avez le temps, que vous n'auriez certainement pas, car vous êtes un grand écrivain...
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